SENTV.info – Installé au Sénégal pour le renouvellement des taxis urbains, l’industrie de montage de véhicules Seniran auto est aujourd’hui au bord de la faillite. Abandonnée à son sort sans accompagnement de l’Etat du Sénégal. Enquête !
Le pourrissement économique. Il a une odeur financière nauséeuse, un goût âcre de solitude. Deux sensations qui constituent aujourd’hui le cauchemar de Seniran auto, la mourante société de la Cité du Rail. Dans les ateliers de cette industrie de montage de véhicules, débout comme un fantôme coincé au cœur de la Zone d’aménagement concerté (Zac) de Thiès, le temps est celui des rituels funéraires. De la dernière danse des machines qui précède la fin définitive du spectacle industriel. Ici, les ambitions sont déchues, revues drastiquement à la baisse, voire repoussées aux calendes grecques. Les espoirs sont déçus et le moral des équipes – s’il en existe encore vraiment – est au plus bas. L’entreprise présentée lors de la pose de la première pierre, en 2006, comme un florissant trait d’union entre la République islamique d’Iran, géant politico-économique du golfe persique, riche de son savoir-faire, et le Sénégal, qui voulait à l’époque se doter de la première usine d’assemblage de véhicules de la sous-région ouest-africaine, porte aujourd’hui toutes les tares d’un grand gâchis économique. Elle arbore fiévreusement les signes d’un échec patent de la coopération Dakar-Téhéran. Un partenariat qui a souffert, ces dernières années, des dessous diplomatiques entre les deux pays.
«On peut monter un véhicule en 12 minutes»
Dans le vaste atelier de production de Seniran auto, Babacar Badji, directeur de l’usine, est assis devant son ordinateur. Sur l’écran, aucune commande, juste une image utilisée comme surface du bureau pour décorer l’interface graphique. Pour mettre un peu d’ambiance dans le regard livide du responsable de l’entreprise qui semble souffrir le trauma du silence imposé par l’arrêt des machines. Un calme plat qui tranche avec la grande activité de naguère. Babacar Badji tente de garder la foi du manager, mais il souffre dans sa chair, dans son esprit. Il confie, désabusé par le cours économique surprenant de la société : «Seniran auto est à l’arrêt. Les pièces détachées n’arrivent plus. L’Etat n’accorde plus de licence aux chauffeurs de taxis. Si des véhicules sont fabriqués et qu’il n’y a pas de licence, cela ne servira à rien. Il y a une très forte demande de taxis mais malheureusement, l’usine ne produit plus. Et si elle le fait, c’est insuffisant et ce n’est pour le marché du transport. L’expertise est toujours là. On peut monter un véhicule en 12 minutes. Beaucoup de travailleurs ont été formés en France et en Iran, mais ils restent à ne rien faire. Si leurs connaissances ne sont pas mises en pratique, ces gens risquent de désapprendre.» Une situation peu souhaitable pour le manager, mais difficilement évitable. «Seniran auto a le potentiel d’offrir des milliers d’emplois aux jeunes Sénégalais. Elle est la seule vraie société de montage de véhicules en Afrique de l’ouest», ajoute M. Badji, comme pour convaincre de l’urgence à mettre la société sous perfusion économique et de la sortir du coma industriel dans lequel elle est plongée depuis des années.
Des débuts difficiles avec la fermeture prématurée des ateliers de peinture et de carrosserie
L’usine au bord du précipice financier, va davantage s’enfoncer, fin 2011 dans le gouffre à cause de problèmes politiques entre les deux Etats. Cette année-là, le Sénégal rompt ses relations diplomatiques avec l’Iran qu’il accuse d’avoir livré des armes aux rebelles indépendantistes de Casamance où la recrudescence de la violence depuis fin décembre 2010 a causé la mort d’au moins seize soldats sénégalais. Dakar estime que ces armes iraniennes qui ont transité par la Gambie voisine, ont été utilisées par le Mouvement des Forces démocratiques de Casamance (Mfdc), la rébellion indépendantiste de cette région du sud du Sénégal, active depuis plus de trente ans. Seniran auto est dans l’abîme. Pendant 2 ans, les activités de l’usine seront plombées, presque totalement à l’arrêt.
Avec l’avènement de Macky Sall, les relations diplomatiques sont rétablies. Mais des sanctions internationales sont portées contre l’Iran. Et l’usine qui vient d’être relancée croule sous le poids d’une très lourde dette fiscale, une chape de plomb qui la fait encore plus souffrir. «Malgré les difficultés, le fisc continue de nous envoyer des factures qui ne sont pas conformes à la production de l’usine. Il fait partie de ceux qui ont étranglé l’usine. Seniran auto, c’est certes une soixantaine de milliards FCfa d’investissements, mais L’Etat ne doit pas se baser sur le volume des investissements pour lancer le fisc contre l’usine», peste Babacar Badji. «En 2017, informe-t-il, Seniran auto a subi un redressement fiscal de 1 milliard FCfa. Sans activité, l’usine a dû payer les 20% du montant par avis de détenteur de tiers. Cela a fait très mal aux finances de la société.» Responsable du syndicat des travailleurs de Seniran auto, affilié à la Cnts, Mansour Koné trouve la situation de l’usine très critique. «Si l’usine n’a pas d’activité, il arrivera un moment où les salaires ne seront plus payés. Cela nous inquiète parce que nous sommes des pères de famille.» Le syndicaliste croit qu’il est du ressort du gouvernement du Sénégal d’accompagner Hady Nasri, le directeur général de Seniran auto.
En poste à la direction de l’usine depuis 2015, Nasri est l’initiateur des taxis hybrides (taxis verts) plus économiques et plus écologiques. Une initiative qui aux yeux de certains clients constitue une solution adaptée aux besoins des transporteurs. Mais l’espoir nourri avec l’avènement des taxis-bios sera de courte durée. En 2016, l’ancien ministre des Infrastructures, des transports et du désenclavement, Mansour Elimane Kane, prend un arrêté contre la délivrance des licences de taxi à Dakar, où vivent 75% des chauffeurs de taxi du Sénégal. La mesure a été un coup fatal pour Seniran auto dont la mission principale est de renouveler les taxis. «Aujourd’hui, avec ces multiples déconvenues, Seniran est sur le point de faire faillite. Cette usine qui a une capacité de production de 10 000 voitures par an, en a produit 250 l’année dernière. Ce qui représente 2% de sa capacité. La ville de Thiès qui devait être touchée positivement par ce projet, a seulement une trentaine de personnes qui travaillent à l’usine», ajoute le syndicaliste.
Mamadou Fall est le chef du département électrique de Seniran auto. Le technicien est déçu par le sort peu enviable des jeunes Sénégalais qui prennent des pirogues pour rallier l’Espagne. «Seniran devait être une réponse au chômage des jeunes. Toutes ces usines en faillite à Thiès et un peu partout dans le pays sont à l’origine de l’émigration clandestine. Quand les jeunes ne trouvent plus d’emploi, ils vont prendre les pirogues. L’Etat doit aider Seniran auto à se relever», confie-t-il.
IGFM