«L’existence de deux régimes de retraite dans la magistrature ne se justifie pas»

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SENTV.info – En marge du séminaire organisé par l’Union des magistrats sénégalais (Ums) sur l’Aménagement des peines et peines alternatives à l’incarcération, le président Souleymane Téliko a accordé un entretien à “L’Obs” et au journal Enquête pour revenir sur l’importance du thème. Il en a profité pour déplorer l’existence de deux régimes de retraite dans la magistrature et faire l’état des lieux sur la problématique de l’indépendance de la justice.

Monsieur le Président, l’Union des magistrats sénégalais (Ums) a organisé un séminaire sur l’aménagement des peines et les peines alternatives à l’incarcération. Pourquoi cette activité et qu’en attendez-vous?

Permettez-moi de rappeler tout d’abord que la mission de l’Ums se décline en deux volets : l’amélioration des conditions de vie et de travail des magistrats, d’une part et le renforcement de l’institution judiciaire, d’autre part. Et quand je dis institution judiciaire, je pense au pouvoir judiciaire, dont il faut renforcer l’indépendance, mais aussi au service public de la justice qui doit être de qualité. Ces activités scientifiques constituent, précisément, une manière de contribuer à l’amélioration du service public de la justice par le biais de la formation et de la sensibilisation. Cette fois-ci, nous avons choisi d’organiser un séminaire sur le thème “aménagement des peines et peines alternatives à l’incarcération”. Je précise d’ailleurs que ce séminaire s’est tenu grâce à l’appui  du ministère de la Justice et la collaboration de la Ligue sénégalaise des Droits Humains dirigée par Me Assane Dioma Ndiaye.

Pourquoi ce thème ?

Ce thème est en rapport avec l’état de nos prisons, dont nous connaissons la situation déplorable du fait de la surpopulation carcérale. Je sais que le ministre actuel en a fait une de ses priorités. Mais, en tant qu’acteurs principaux du secteur, nous nous sentons interpellés au premier chef. Il se trouve que nous avons, au Sénégal, un dispositif légal qui permet aux juridictions de recourir à des peines alternatives à l’incarcération. Je pense, par exemple, à la probation, à la mesure de semi-liberté, au travail au bénéfice de la société.  En outre, la loi a prévu des organes chargés de prendre des mesures dites post-sentencielles, c’est-à-dire après le prononcé des peines. Il s’agit notamment du juge d’application des peines et du comité d’aménagment des peines. Mais, le constat unaniment fait, c’est que ces mesures sont rarement prononcées. Pour y voir plus clair, l’Ums a décidé de réunir l’ensemble des acteurs, à savoir avocats, membres de l’administration pénitentiaire, collectivités territoriales, pour rèflechir sur les voies et moyens pouvant permettre de parvenir à une mise en oeuvre optimale de ce dispositif en vigueur, en vue de contribuer à l’amélioration de la situation qui prévaut dans nos prisons.

Récemment, les procédures de grâce ont soulevé un tollé avec la libération d’un détenu, le nommé Amadou Woury Diallo. Y a-t-il urgence à encadrer ce mécanisme ?

Cette affaire n’est malheureusement pas un cas isolé. Dans cette affaire, un prévenu a été grâcié, alors que sa décision de condamnation n’était pas encore devenue définitive. Il y a lieu de rappeler que la grâce est un acte de pardon que le Président de la République peut accorder à une personne que la justice a condamnée. La mesure de grâce ne se conçoit donc que dans l’hypothèse d’une décision de justice passée en force de chose jugée. Autrement, ce serait permettre à une autorité politique de s’immiscer dans le traitement d’une affaire judiciaire en cours. Ce qui constituerait une violation flagrante du principe de la séparation des pouvoirs.

Mais il semble que dans cette affaire, le président de la République aurait été induit en erreur   N’est-ce pas ? 

Sur ce point, la question légitime que l’on doit se poser est la suivante : comment des prévenus programmés pour comparaître devant une Cour, peuvent-ils se retrouver sur une liste de personnes à grâcier ? La récurrence de ces cas d’irrégularités est symptomatique des dysfonctionnements qui existent dans le traitement des demandes d’octroi de grâce. Il faut déplorer l’existence des failles dans notre dispositif légal, mais aussi les lacunes dans le dispositif de contrôle mis en place. A mon humble avis, les services compétents, à savoir l’Administration pénitentiaire et plus généralement, le ministère de la Justice, doivent trouver les moyens adéquats pour mettre un terme à de tels dysfonctionnements qui portent atteinte à l’autorité et à la crédibité de la justice 

A votre avis, quelles pourraient être les solutions?

En pratique, c’est une liste de centaines de personnes qui est arrêtée et soumise à la signature de l’autorité exécutive. Si on tient à prévenir de tels dysfonctionnements, il y a, au moins, deux possibilités : supprimer les grâces collectives, étant entendu qu’en ce qui concerne les grâces individuelles, il est facile de vérifier si la personne a été définitivement jugée, ou bien encadrer soigneusement les grâces collectives, en mettant en place un dispositif de contrôle qui permet à la Direction des affaires civiles et des grâces (Dacg) de donner un avis éclairé sur chacune des demandes, avant leur transmission à l’autorité exécutive.

Récemment, certains de vos collègues, dont Alioune Ndao, sont partis à la retraite dans des conditions, semble-t-il, injustes. Avaient-ils droit à une prorogation ?

Non, au regard des textes du moment, ils n’y avaient pas droit. Et c’est justement cela qui pose problème. Permettez-moi tout d’abord, de rendre hommage à ces collègues pour les services rendus à la nation. Je leur souhaite un repos bien mérité, aprés des années de dur labeur. C’est dans l’ordre normal des choses qu’ils partent à la retraite. Ce qui est à déplorer, par contre, c’est l’existence, au sein de la magistrature, de deux régimes de retraite que rien ne justifie. Certains partent à la retraite à 65 ans, tandis que d’autres bénéficient d’une prorogation de 3 ans. C’est une loi discriminatoire et profondément injuste. Cette loi sur la prorogation, adoptée en 2017, a semé les germes de la division au sein du corps et, chose plus grave, place ceux qui en ont bénéficié dans une situation de précarité totale, puisque entre 65 et 68 ans, ils peuvent être mis à la retraite à tout moment. Vous avez tous suivi l’actualité sur cette question. L’Ums a protesté, fait des propositions de modification qui, jusque-là, sont restées lettres mortes. Même s’il faut reconnaître que le Garde des Sceaux actuel est sensible à cette situation d’injustice, je pense que sur cette question, les Pouvoirs publics devraient faire preuve de plus de diligence.

Qu’en est-il des revendications que vous avez posées sur la table des négociations ?

Concernant l’amélioration de la performance du service public de la justice, il faut saluer les efforts que le ministre actuel fournit en direction des juridictions. Récemment, plusieurs lots de matériels informatiques, dont des ordinateurs et des imprimantes, ont été remis aux juridictions. Cela peut vous paraître banal, mais pour qui connaît l’état d’indigence dans lequel  baignent nos juridictions, c’est un véritable bol d’air. Il faut cependant relever que beaucoup reste à faire. Je peux citer, entre autres, la vétusté des bâtiments qui abritent certaines de nos juridictions, l’absence de véhicules de fonction pour des dizaines de chefs de juridiction, notamment ceux des régions. Ce qui est une aberration, car dans certaines régions, tous les chefs de service disposent de véhicules, sauf le Procureur et le Président du tribunal. Le véhicule de fonction est un instrument de travail et non un luxe et les magistrats doivent être mis dans des conditions qui puissent leur permettre d’assumer convenablement leurs missions. L’exiguïté  des locaux et l’insuffisance de bureaux obligent certains collègues à travailler chez eux. C’est le cas de certains magistrats qui officient au Tribunal de grande instance de Pikine. Il s’agit là d’autant de difficultés qui ne militent pas en faveur d’un service public performant et efficace. Les citoyens sont exigeants vis-à-vis de la justice et ils ont raison, car il y va de leur liberté et de leur honneur. Mais il est aussi important de savoir que les conditions dans lesquelles la justice est servie ne favorisent guère la performance souhaitée.

Et par rapport à l’indépendance de la justice ?

Pour éviter tout malentendu, je tiens à rappeler que même si l’indépendance est d’abord une affaire de vertu et de valeur personnelle, il est aussi du devoir des pouvoirs publics de prendre les mesures qui permettent à la justice de fonctionner en toute indépendance, sans interférence ni pression aucune. Notre discours a toujours été axé sur ces deux aspects de l’indépendance.

Par quels moyens l’Etat devrait-il  protéger l’indépendance de la justice ?

Dans tous les pays, ces moyens tournent autour de trois leviers : la protection statutaire des magistrats, notamment, des juges qui doivent être inamovibles, les magistrats du parquet aussi doivent pouvoir exercer leurs attributions judiciaires sans recevoir d’ordre de  qui que ce soit, la gestion autonome de la carrière des magistrats par un organe qui ne dépend pas de l’Exécutif.

Un minimum d’autonomie budgétaire permet au service public de la justice d’orienter ses moyens vers les véritables priorités. Je précise que l’existence de telles conditions, à elle seule, n’entraine pas nécessairement l’indépendance de la justice. De même, l’absence de  telles conditions ne signifie pas que la justice n’est pas indépendante, l’écrasante majorité des magistrats exerçant leur office avec courage et conviction. Mais fondamentalement, là où ces garanties existent, la Justice est moins sujette à des velléités d’instrumentalisation.

Pour l’heure, peut-on alors dire qu’il y a avancée majeure ?

En tout cas, concernant l’indépendance institutionnelle, non seulement, il n’y a pas encore eu d’avancée digne de ce nom, mais il y a même eu un recul avec l’adoption, en 2017, de la loi sur la prorogation de l’âge de la retraite. Car, comme nous l’avons souligné plus haut, la précarité dans laquelle elle place les magistrats jure d’avec le principe d’indépendance des juges. Toutefois, je dois préciser que le président de la République a donné un avis favorable à un aspect  essentiel de nos revendications, à savoir la pratique de l’appel à candidatures pour les postes de chefs de juridictions. C’est une première qu’il faut saluer, car  cette mesure permettrait de renforcer la transparence dans la gestion de la carrière des magistrats et de favoriser, à la fois, le culte du mérite et de l’excellence, gage d’une service public performant. Le Garde des Sceaux avait mis en place un comité pour l’élaboration de textes sur cette question et sur bien d’autres. L’Ums a déposé des projets de texte. Nous espérons que la promesse du chef de l’Etat sera traduite en acte. Je  précise que ce système de transparence est déjà pratiqué dans certains pays africains, comme le Maroc ou le  Cap-Vert et que, ici même au Sénégal, les enseignants  disposent d’un système de transparence qui permet à chaque agent de faire valoir ses mérites.

Sur toutes ces questions, que compte faire l’Ums, s’il  n’y a pas d’avancée?

Le fonctionnement de la Justice doit interpeller tous les segments de la société. En France, récemment, ce sont des députés de l’opposition qui ont initié une commission parlementaire sur l’indépendance de la justice. Dans notre pays également, il est temps que les acteurs de tous bords se préoccupent de la justice, autrement que par des affaires, en faisant des propositions constructives. La Justice est un bien commun et nous devons tous travailler à l’améliorer. L’Ums, pour sa part, se veut une force de propositions  et elle continuera donc à s’acquitter de son devoir qui consiste à tirer la sonnette d’alarme, susciter un dialogue constructif et proposer des pistes de solutions qu’elle estime être les plus indiquées. Nous continuerons à adopter cette posture, sachant qu’elle finira par payer car, comme le disait Stephen Spender,  il faut garder vivant le germe de l’idée, en attendant qu’un jour, le Soleil puisse le faire éclore.

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