Littérature africaine : parler plusieurs langues est une force !

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boubacar boris diop Alors que l’écrivain Boubacar Boris Diop vient de lancer une collection littéraire en wolof, la nécessité de l’enseignement dans les langues africaines s’impose peu à peu dans les esprits.

La question, qui lui est posée sans relâche depuis quelques années, traduit à elle seule la profondeur du malaise : « Pourquoi écrire et publier des romans en wolof ? – Et pourquoi pas ? », répond avec un sourire le Sénégalais Boubacar Boris Diop, visiblement amusé face à l’incrédulité de ses interlocuteurs. Cinq décennies après les indépendances, le fait qu’un romancier africain écrive dans sa langue maternelle passe encore pour une lubie qu’il lui faut perpétuellement justifier. À tel point que Boubacar Boris Diop, qui a lancé en 2016 une collection littéraire en wolof, « Céytu » – avec les éditeurs Zulma (Paris) et Mémoire d’encrier (Montréal) –, aura attendu son septième roman, Doomi Golo (Papyrus Afrique, Dakar), paru en 2003, pour se réapproprier l’idiome qui a bercé ses jeunes années.

Un retour aux sources entamé sur les collines du Rwanda, où Boubacar Boris Diop s’est rendu à la fin des années 1990, avec une dizaine d’auteurs africains, dans le cadre du projet Écrire par devoir de mémoire. « J’ai alors pris conscience de la dimension linguistique du soutien apporté par la France aux organisateurs du génocide. Il s’agissait de défendre un bastion francophone agressé par des rebelles venus de l’Ouganda anglophone. »

Jusque-là, l’écrivain sénégalais – qui confesse « une jeunesse horriblement francophone » – voyait dans la langue de Voltaire une présence amicale, une compagne de jeux littéraires. N’a-t-il pas emprunté son nom de plume à Boris Serguine, un personnage des Chemins de la liberté, la trilogie romanesque de Jean-Paul Sartre ? « J’ai soudain compris que, pour défendre sa langue, la France était prête à aller très loin, résume “Boris” Diop. Cela m’a donné envie de m’accrocher davantage à ma propre culture, afin de marcher sur un sol ferme. » Il attendra 2009 pour traduire lui-même Doomi Golo en français, sous le titre Les Petits de la guenon (Philippe Rey).

Avec Céytu, un nouveau cap est franchi. Les trois premiers titres de ce nouveau label de littérature en wolof sont des traductions d’ouvrages déjà consacrés : Nawetu Deret (Une saison au Congo), d’Aimé Césaire ; Baay sama, doomu Afrig (L’Africain), de J.M.G. Le Clézio ; et Bataaxal bu gudde nii (Une si longue lettre), de Mariama Bâ. Au Sénégal, depuis le début des années 1990, une poignée de pionniers l’avaient précédé sur le créneau de la littérature en langues nationales (en particulier le poular, le sérère et le wolof).

« Moi, j’ai apporté ma notoriété et ma grande gueule », s’amuse cet heptathlonien littéraire (romancier, essayiste, dramaturge, traducteur, éditeur, libraire, professeur de littérature africaine).

L’Afrique est le seul continent où la majorité des enfants commence l’école en utilisant une langue étrangère
En 2017, outre La Grève des bàttu, d’Aminata Sow Fall, Céytu ajoutera à son catalogue la traduction de Matigari, de Ngugi wa Thiong’o. Ardent défenseur de la littérature en langues africaines, cet écrivain kényan prolifique a produit une partie de son œuvre en kikuyu. Dans Decolonising the Mind : The Politics of Language in African Literature, paru en 1986, il affirmait la nécessité d’une émancipation linguistique.

« La plupart des pays africains continuent d’utiliser la langue de l’ex-colonisateur comme principale langue d’enseignement et de gouvernement du pays », constataient, en 2010, Adama Ouane et Christine Glanz, auteurs d’un rapport publié par l’Institut de l’Unesco pour l’apprentissage tout au long de la vie. « L’Afrique est le seul continent où la majorité des enfants commence l’école en utilisant une langue étrangère », poursuivaient-ils dans cette publication intitulée « Pourquoi et comment l’Afrique doit investir dans les langues africaines et l’enseignement multilingue ».

Dès 1953, l’Unesco avait souligné l’importance d’éduquer les enfants dans leur langue maternelle. Or, selon l’organisation onusienne, « les estimations indiquent que seuls 10 % à 15 % de la population de la plupart des pays africains parlent les langues internationales couramment […], ce qui entraîne un grave fossé de communication entre le système d’éducation formel et son environnement social ».

Recul des langues officielles

« On appelle nos pays des pays francophones, anglophones ou lusophones malgré le fait que 70 % ou 80 % des populations ne parlent pas ces langues », remarquait, en 2004, l’historien burkinabè Joseph Ki-Zerbo. À ce taux de pénétration beaucoup plus faible qu’il n’y paraît vient s’ajouter, dans certains pays, un délitement récent de l’usage du français au profit des langues nationales.

D’un côté, le wolof gagne du terrain sur le français en tant que langue véhiculaire ; de l’autre, l’absence d’un véritable enseignement du wolof fait qu’une minorité de Sénégalais est capable de l’écrire et de s’en approprier toutes les subtilités. Pour décrire ce syndrome, Boubacar Boris Diop parle du « semilinguisme » sénégalais, qui condamne nombre de ses compatriotes au statut de polyglottes infirmes, parlant plusieurs langues sans en maîtriser aucune. Selon l’auteur de Doomi Golo, « l’heure de l’alphabétisation des intellectuels sénégalais francophones a sonné ».

Le pays de Senghor n’a pas l’apanage de ce tropisme francophile. À l’exception de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie, au Maghreb (avec le tamazight pour les deux premiers, l’arabe pour les trois) et, au sud du Sahara, de la République centrafricaine (RCA) et de Madagascar, les anciennes colonies françaises en Afrique ont le français pour unique langue officielle – voisinant parfois avec l’arabe, comme à Djibouti, aux Comores ou en Mauritanie.

Un phénomène qu’on retrouve dans les cinq anciennes colonies portugaises. Rares sont les pays du continent à avoir fait d’une langue endogène leur langue officielle, à côté de l’idiome imposé par l’ex-colonisateur : la RCA (sango), l’Éthiopie (amharique), l’Érythrée (tigrigna), la Somalie (somali), le Lesotho (sotho), le Malawi (chichewa), le Swaziland (swati), le Zimbabwe (une quinzaine de langues) ou encore Madagascar (malgache).

Au Nigeria, où l’on recense plus de 500 langues, l’anglais conserve sa prééminence, mais le haoussa, l’ibo et le yorouba ont le statut de « langues majeures ». Quant à l’Afrique du Sud, sa Constitution reconnaît onze langues officielles (dont neuf locales). Seule exception notable hors de la zone arabophone, les pays de l’Afrique des Grands Lacs. Le Rwanda et le Burundi présentent en effet une homogénéité linguistique quasi inédite, avec, respectivement, le kinyarwanda et le kirundi – langues officielles. En Tanzanie, Julius Nyerere, qui fait figure de pionnier en la matière, a fait du swahili la langue officielle du pays dès l’indépendance, alors qu’elle est la langue maternelle de seulement 1 % de la population.

L’Ouganda et le Kenya, eux aussi, l’ont adopté comme langue officielle, tandis qu’au Burundi l’apprentissage de cette langue véhiculaire régionale est obligatoire dès l’école primaire. Le swahili, qui compte quelque 40 millions de locuteurs de la RD Congo aux Comores, est en outre l’une des six langues officielles de l’Union africaine. Aller vers l’unité linguistique semble relever de la gageure. Environ 2 000 langues seraient parlées sur l’ensemble du continent – soit quelque 30 % du patrimoine linguistique mondial. Une profusion qui tend à masquer des statistiques plus encourageantes : 48 % des pays africains ont une langue parlée par plus de 50 % de la population et 16 langues transfrontalières totalisent plus de 150 millions de locuteurs…

Les préjugés ont pourtant la vie dure. Dans de nombreux pays, l’enseignement dans la langue de l’ancien colonisateur fait figure de seul antidote possible à une diversité linguistique perçue comme menaçante. Pourtant, comme le relève l’Institut de l’Unesco pour l’apprentissage tout au long de la vie, la plupart des études convergent pour établir « l’impact positif sur l’apprentissage et l’enseignement de l’utilisation de la langue qui est familière aux élèves et que les enseignants maîtrisent ». À tel point que l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) est partie prenante à l’initiative École et langues nationales en Afrique, qui promeut l’usage conjoint des langues africaines et du français dans l’enseignement primaire.

La langue comme un vitrine de la réflexion d’un peuple

S’il n’a pas encore franchi le pas de l’écriture en sérère, sa langue maternelle, l’écrivain sénégalais Felwine Sarr milite pour l’enseignement en langues nationales. « La langue véhicule l’imaginaire, la vision du monde d’un peuple. Quand elle dépérit, ce sont des pans entiers de son histoire culturelle qui disparaissent », estime l’auteur d’Afrotopia (Philippe Rey), qui confirme, au vu des expériences menées au Sénégal, que « lorsque des enfants acquièrent des connaissances dans leur langue maternelle, ils progressent plus rapidement que s’ils font le détour par une langue secondaire ».

Doctorant en mathématiques fondamentales à l’Université de Cergy-Pontoise (région parisienne), Mouhamadou Falil Sy, un Mauritanien de 26 ans, a récemment tordu le cou au cliché tenace qui voudrait rendre incompatibles les langues africaines et la science. Début 2016, il publiait Binndande Hiisankooje (Papyrus Afrique), un essai de mathématiques en poular. « J’ai compris que dans cette discipline les différentes écoles – française, russe, anglo-saxonne… – reflètent la structure culturelle des peuples. La langue guide la réflexion », explique-t-il. Cette « première pierre » vers un enseignement scientifique en langues africaines recèle également, selon le jeune chercheur, un enjeu essentiel : « Tous les pays développés ont atteint ce stade sur des bases scientifiques présentant une grande interaction avec les mathématiques. On ne peut viser le développement sans s’approprier les maths, et cet enseignement se doit de refléter nos réalités. »

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Boubacar Boris Diop considère lui aussi que « tout processus de développement doit se fonder sur les langues nationales. Pour cet inconditionnel de Cheikh Anta Diop, qui a baptisé son label, Céytu, du nom du village du Baol où naquit et repose l’auteur de Nations nègres et culture, « à moins que le processus d’acculturation ne soit arrivé à son terme, comme en Amérique latine, jamais un peuple ne s’est développé dans une langue étrangère ».

Une langue pour parler, une langue pour apprendre

Le Maroc est un des rares pays au monde à avoir deux langues officielles, mais qui parle une troisième langue. Car si le tamazigh a été consacré langue officielle aux côtés de l’arabe, la darija reste évidemment la langue la plus parlée du royaume. Une popularité et une légitimité qui lui ont valu d’être envisagée comme une piste de réforme pour le système d’enseignement marocain, dont l’approche linguistique est considérée comme une des principales causes d’échec scolaire.

Mais si le débat sur l’adoption de « l’arabe dialectal » comme vecteur de l’enseignement dès les premières classes d’école existe depuis longtemps, il a atteint son paroxysme fin 2013 lors d’un colloque international sur l’éducation organisé par la Fondation Zakoura. Avant de tourner court, il a pris néanmoins une tournure disproportionnée, au point que le président de la fondation, le publicitaire Noureddine Ayouch, a même été accusé par ses détracteurs de vouloir « renier l’identité arabe et islamique du Maroc ». Rien que cela !

Néanmoins, si la darija est loin d’être armée pour constituer la langue d’enseignement au Maroc, elle a depuis longtemps gagné sur le terrain de l’expression artistique. Depuis toujours, des romanciers font dialoguer leurs personnages en darija, alors que dans les séries télévisées, le théâtre ou le cinéma, l’arabe classique n’a pas sa place. Quant à la chanson, le dialecte marocain se mêle souvent, sans complexe, au français voire à l’anglais dans les tubes en vogue.

Par Mehdi Ba J A

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