Mali – Salif Keita : « Si la France voulait que la guerre s’arrête, ce serait fini demain »

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salif keitaPartagée entre ses engagements musicaux, politiques et humanitaires, la star malienne jette un regard désabusé sur les tensions qui divisent son pays. Tout en préparant un nouvel album pour 2017.

Luxe, calme et volutes de thé. Nous sommes à deux pas de l’ambassade de Suisse, près des Tuileries, à Paris. C’est là que Salif Keita doit assister à la présentation d’un ouvrage illustré, Tooksipa et le tabouret d’or, l’histoire d’un enfant burkinabè qui, pour devenir roi, doit sacrifier son ami albinos. En attendant, la super-star à la peau claire sirote une eau gazeuse dans la courette arborée de son hôtel quatre étoiles.

Mais, malgré ce cadre idyllique, le chanteur a le spleen. Derrière ses lunettes noires, celui qu’on connaît tout en énergie et sourires en concert cache le regard amer qu’il porte sur l’actualité. Il s’inquiète évidemment de la condition des albinos en Afrique, qu’il a toujours cherché à améliorer. Mais il est surtout miné par l’état de son pays natal, le Mali, sa perte de souveraineté et l’échec de son personnel politique.

L’ouvrage que vous parrainez, Tooksipa et le tabouret d’or, est présenté comme un « ethno-conte ». Dans cette histoire, le sacrifice d’un albinos doit donner au souverain de grands pouvoirs. Ce conte est-il vraiment éloigné de la réalité de l’Afrique d’aujourd’hui ?

Non, cette fiction est fondée sur une histoire vraie. Ces sacrifices humains ont existé et existent toujours. Lorsqu’on le dit à des Occidentaux, ils ont souvent du mal à le croire, et pourtant c’est bien la réalité.

Vous affirmiez en 2012 sur les ondes de RFI que ces crimes impliquent des hommes politiques de premier plan. Selon vous, « des chefs d’État ont sacrifié des albinos pour rester au pouvoir. » À qui pensez-vous précisément ?

Je maintiens mes propos. Je connais les noms, mais je ne peux pas encore les donner. Ce qui est sûr, c’est que le problème touche toute l’Afrique. Il faudrait d’ailleurs tourner la question autrement et se demander qui, parmi nos grands dirigeants du continent, n’a pas eu recours à ces meurtres rituels d’albinos ou d’autres êtres humains. C’est en Tanzanie que le problème est le plus préoccupant…

On sait bien que les albinos y meurent par dizaines et sont vendus en « pièces détachées », on coupe leurs membres ! En période électorale, les sorciers sont encore plus sollicités par les politiciens qui veulent s’assurer une victoire. Mais, au-delà de ce pays, tout le continent est concerné. Dans ma fondation [The Salif Keita Global Foundation, créée en 2005], nous tentons de monter des dossiers pour incriminer certains politiques, malheureusement les témoins ont peur et se taisent.

L’ONG canadienne Under the Same Sun a recensé ces dix dernières années 457 attaques (dont 178 meurtres) commises contre des albinos dans 26 pays africains. Cela fait près d’un demi-siècle que vous vous battez pour leur cause, n’êtes-vous pas découragé ?

Le problème, c’est que je me bats contre une culture séculaire. Je sais que c’est une lutte de longue haleine et que je n’ai pas le droit de me fatiguer. Si parfois je me sens abattu, je pense aux mères à qui l’on vole les enfants…

Et puis les choses bougent tout de même. Avant, les albinos ne souhaitaient pas se rencontrer, aujourd’hui, ils se regroupent, tissent des amitiés, se soutiennent. La création par les Nations unies d’une Journée internationale de sensibilisation à l’albinisme, le 13 juin, a aussi fait évoluer les mentalités. Les sacrifices continuent, mais, maintenant, les criminels doivent se cacher pour commettre ces atrocités.

Les États africains, et l’État malien en particulier, font-ils assez pour la prévention ?

Depuis deux ans, nous sommes accompagnés financièrement pour les soins par le ministre malien de la Solidarité et de l’Action humanitaire, Hamadou Konaté. Pour le reste, le personnel politique fait semblant d’ignorer le problème. Les seules personnes qui agissent sont les personnes concernées. Au niveau de la prévention, c’est une catastrophe. Rien n’est fait.

Je le vois de mes propres yeux… Ma fondation est située dans l’une de mes maisons à Bamako. Nous avons créé une petite unité de soins, et des malades nous viennent de tout le pays, et même de Guinée, de Côte d’Ivoire et du Burkina. Lorsqu’ils se présentent chez nous, il est souvent trop tard. Des très jeunes ont développé des cancers de la peau à cause d’une exposition prolongée au soleil.

Même moi qui connais bien le problème et qui en ai rencontré beaucoup, j’ai du mal à les regarder en face tellement leurs visages sont déformés, leur peau couverte de plaies… Tout cela pourrait facilement être évité, mais les gens, surtout dans les campagnes, ne sont pas sensibilisés. On ne dit pas aux jeunes de bien se couvrir et de mettre de la crème solaire… Les parents, ignorants, continuent d’envoyer les gamins dans les champs en pleine journée.

Comment vous aider ?

Nous aimerions avoir l’appui des pharmacies. Mes tournées, la vente de mes disques, permettent de financer beaucoup de choses, mais pas tout. Les professionnels de la santé peuvent nous fournir notamment des crèmes solaires. Les dons nous aident aussi énormément*.

Nos hommes politiques ont perdu toute crédibilité
Comment vivez-vous l’insurrection qui oppose l’armée malienne aux rebelles touaregs et au mouvement salafiste ?

Nous vivons un moment dramatique : on est en train de nous amputer du nord du pays. Moi qui suis patriote, je vis vraiment douloureusement notre impuissance. Nous sommes littéralement désarmés face à l’insurrection, nos forces militaires n’ont aucun poids. Le conflit fait peur aux touristes et nous prive d’importantes rentrées d’argent. Mais il ne faut pas se tromper d’ennemi : ce ne sont pas les Nordistes.

Qui alors ?

Je dis simplement que si la France voulait que la guerre s’arrête, ce serait fini demain. Le Nord est riche en pétrole, en uranium, et il est sans doute plus facile de marchander avec une minorité. Je pose aussi une question : qui a armé la rébellion ? Pour moi, Paris est en partie responsable.

Les dirigeants maliens, notamment le président Ibrahim Boubacar Keïta, n’ont-ils pas leur part de responsabilité ?

Nos hommes politiques ont perdu toute crédibilité. D’abord parce qu’ils sont élus par des ignorants que l’on peut acheter pour 1 000 F CFA [1,50 euro] et un tee-shirt et qui, dès que le vent tourne, ne les soutiennent plus. Aujourd’hui, nous devrions tous être derrière IBK. Attention, je n’aime pas les hommes politiques : ils trempent dans trop d’affaires.

Depuis le départ de l’ancien président Moussa Traoré en 1991, ce ne sont que des amis qui se succèdent au pouvoir, complètement déconnectés de la population, et puis beaucoup se sont servis de moi, de ma musique… Mais je sais ce qui est bon pour le pays. Et, aujourd’hui, c’est de rester uni derrière un chef pour reconquérir notre souveraineté. Le problème d’IBK est qu’il est entouré d’hypocrites et d’opportunistes qui ne lui disent pas la vérité. Il a du caractère, il pourrait faire des miracles s’il était mieux conseillé.

Vous étiez l’un des plus illustres militants du Parti citoyen pour le renouveau ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

J’ai quitté ce parti, mais je reste un citoyen engagé. Ce serait irresponsable de rester en dehors du jeu politique. C’est d’ailleurs pour ça que je suis revenu au pays après avoir longtemps habité près de Paris. Et, même si le chaos s’abat sur Bamako, je ne quitterai pas la ville. Vous savez, artistes et intellectuels ne comptent malheureusement plus aujourd’hui que sur la diaspora. Ici, trop de gens sont corrompus.

L’année dernière, on assistait à la reformation spectaculaire du groupe mythique Les Ambassadeurs et à la sortie d’un nouveau disque, Rebirth. Êtes-vous à l’initiative de ce projet ?

Non, c’est Valérie Malot [de l’agence française 3D Family Production, qui gère entre autres Salif Keita et Amadou et Mariam] qui a eu l’idée. C’était une bonne idée, car j’ai pu retrouver des artistes avec lesquels je n’avais pas toujours gardé le contact. C’est toujours une très belle formation, et la tournée s’est parfaitement bien passée.

Mon prochain album est autoproduit et je pense qu’il va plaire
Mais vous avez joué essentiellement en Europe… Pourquoi pas une seule date en Afrique ?

Il est compliqué d’organiser une tournée sur le continent, pour des raisons de transport essentiellement. Et puis, en Afrique, Les Ambassadeurs n’intéressent que les nostalgiques. Je ne suis pas sûr que nous soyons capables de remplir des stades comme les stars nigérianes d’aujourd’hui.

La pop nigériane vous intéresse-t-elle ?

Elle ne me touche pas particulièrement, je ne suis pas étonné que ça ne fonctionne pas en France, par exemple, car les Français n’aiment pas la musique vide. Mais, oui, je m’y intéresse car je reste dans la mode. Je prépare un album qui doit sortir tout début 2017 : on y retrouvera des invités nigérians. Je ne peux pas tout dévoiler, mais il y aura aussi des collaborations avec le trompettiste de jazz sud-africain Hugh Masekela, mes anciens compères Cheikh Tidiane Seck et Ousmane Kouyaté, Youssou Ndour, Angélique Kidjo…

Vous avez déjà une quinzaine d’albums à votre actif, pensez-vous pouvoir encore surprendre vos fans ?

Cette fois, le disque n’est pas signé par une maison de disques, il est autoproduit. J’ai les mains libres et je suis beaucoup plus impliqué à tous les stades de la création. Oui, je pense que cela va plaire !

 

Par Léo Pajon JA

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